Les livres sont-ils un objet de déco comme les autres ?

Vrais ou faux livres servent d’objet de décoration. Mais tous ne sont pas mis dans le même panier. On se moque volontiers des influenceurs ayant de faux livres Chanel, mais on continue d’acheter les plus belles pépites de Taschen sans sourciller… et sans les lire. Retour sur un sujet plus sérieux qu’il n’y paraît : les livres déco.

Il y a trois ans, je découvrais un peu par hasard une tendance venue d’Instagram et Pinterest consistant à ranger ses livres la tranche vers soi, cachant ainsi leurs titres et le nom de leurs auteurs ou autrices.

Je me souviens avoir ironisé sur la chose sur mon compte Twitter, demandant une explication rationnelle à cette pratique. Ces gens-là ne lisaient-ils donc pas leurs livres ? L’uniformité de leur décoration était-elle à ce point essentielle, pour ôter tout côté pratique à leur bibliothèque ?

Étant une fervente adepte de YouTube et des réseaux sociaux en général, je n’ai pas non plus échappé à la tendance des faux livres déco de designers ou de grands noms de la mode, Tom Ford en tête. Posés sur une table table ou une console, il s’agit d’objets purement décoratifs.

Lorsque des influenceurs en ont fait la promotion, les railleries ont été bon train. Certes, le prix était franchement trop élevé par rapport au produit. Mais surtout, pour beaucoup, il s’agissait de la preuve ultime d’un manque d’intelligence. Posséder des similis bouquins juste pour « faire joli » était visiblement une honte, une insulte à la culture.

Sans aller jusque là, j’avoue avoir ri de cette nouvelle lubie. Pourtant, dans mon appartement, mes livres sont joliment exposés un peu partout. Je me souviens même d’une discussion avec mon ex-petit ami, à qui j’avais du expliquer qu’il était hors de question que je range mes précieux dans un placard fermé du couloir : il fallait qu’ils soient mis en valeur, offerts aux yeux de tous. Je n’arrivais pas à expliquer pourquoi. Alors j’ai mené ma petite enquête.

Prix Nobel et minimalisme toxique

Concernant les livres dont le dos est placé face au mur, j’ai depuis cette époque appris qu’il s’agissait en fait parfois d’une référence littéraire à un roman de Elias Canetti, Die Blendung (en français, Auto-da-fé).

Dans ce livre qui a valu à l’écrivain allemand d’obtenir un Prix Nobel, on suit un professeur féru de littérature. Isolé du monde extérieur, sa bibliothèque est devenue son refuge, dont il connaît chaque recoin par cœur. Son petit plaisir : ranger ses livres avec la tranche visible.

Pour certains, ce rangement est cependant sans doute purement esthétique. Mais comment les blâmer, alors que les réseaux sociaux regorgent depuis quelques années de la valorisation d’un certain minimalisme où rien ne dépasse, où tout est neutre, simple, épuré, lisse et « parfait » ?

Dans une vidéo, la vidéaste Christina Mychas se confiait sur les travers de ce mouvement. Elle expliquait notamment :

« Ce procédé vient accentuer toute propension que l’on a au perfectionnisme. C’est une recherche toxique de la perfection dans laquelle on tombe. (…) C’est une image idéalisée et sur-organisée du minimalisme.« 

Elle n’est pas la seule à évoquer ce sujet, à parler de cette pression que l’on finit par se mettre à avoir un intérieur « digne d’une publicité Pinterest« , « où chaque objet se fond dans le décor« .

Et non, les bibliothèques n’échappent pas à la règle.

Les faux livres déco, « summum de la vacuité » ?

La question de l’esthétique est poussée à son paroxysme avec les faux livres, qui sont en fait des boîtes de rangement.

La candidate de télé-réalité Maddy Burciaga fait partie de celles qui en ont fait la promotion. Dans sa vidéo publiée sur ses propres réseaux sociaux, elle présente quelques-uns de ces ouvrages. Ils sont réalisés à l’effigie de grandes maisons de luxe du secteur de la mode, comme Chanel et Yves Saint-Laurent.

Elle note que les vrais livres de collection de ces marques coûtent souvent cher. Il fallait en effet compter près de 80 euros pour s’offrir le livre, depuis épuisé, du créateur Karl Lagerfeld édité par Chanel. Le dernier beau livre sur Saint-Laurent se vend chez Zara (oui) à 60 euros.

Pour Maddy Burciaga, les faux livres, que l’on peut trouver pour moins de 10 euros chacun sur internet, sont une bonne alternative pour décorer son espace à petit prix.

Lire aussi : Des meubles qui se divisent par deux après un divorce : une idée pas si bête ?

Sur Twitter, des internautes ont partagé leur exaspération, parfois non sans violence. On peut lire : « C’est quoi ce délire ? Nous en déco d’intérieur on met des beaux livres mêmes vieux et anciens« , « j’ai la haine« , « cette nullité crasse m’exaspère« , « le summum de la vacuité« , « pauvre ignare« , « nul, moche, superficiel, sans intérêt…« .

Un jeune homme écrit : « De faux livres pour de faux riches qui veulent se faire passer pour des intellectuels mais dévoilent qu’ils de vrais cons. C’est la beauté d’Instagram, ils sont trop bêtes pour ne pas se trahir« . Une autre renchérit : « Des fake book, pour des fake gens. C’est cohérent de remplir son esprit avec du vide tant que c’est joli en surface« .

Les faux livres déco ne datent pas d’Amazon

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ces objets n’ont pas attendu la naissance d’Amazon et Aliexpress, des influenceurs ou du dropshipping (nldr : pratique légale sous certaines conditions, qui consiste à revendre des objets plus chers que leur prix initial afin e maximiser les profits d’une entreprise) pour exister.

En janvier 1838, un dénommé Simon-Suzanne-René Boubée dépose un brevet de 10 ans pour son invention, les boîtes-livres.

Elles sont alors destinées « aux collections d’histoire naturelle ou autre« . « Sous la forme de volumes reliés« , elles renferment « le texte imprimé et les objets en natures, fixés dans des boîtes« . L’objectif : pouvoir ranger de façon pratique, réduire les coûts de stockage et améliorer le classement des collections.

On trouve aujourd’hui ce type de spécimens anciens en vente sur des sites de vente aux enchères.

Sur Etsy, le site dédié à la vente de seconde main et d’objets d’artisanat, il existe aussi des dizaines et des dizaines de livres-boîte. Ces coffrets au design léché, cultivant la ressemblance avec des pièces vintages, se monnayent entre 30 et 150 euros pièce. Et se vendent visiblement très bien, à en croire les multiples avis clients.

 

Le cas épineux des « beaux livres » à 4500 euros pièce

Il en va de même de ce qu’on appelle dans le jargon « les beaux livres ». Souvent axés autour du design, de l’art ou des voyages, ils se vendent plusieurs dizaine d’euros pièce.

On les retrouve eux aussi dans les intérieurs d’influenceurs et influenceuses. J’ai nommé les collections de Taschen ou Assouline, qui estime que ses livres « nous rappellent la beauté et l’importance du voyage, avec des images somptueuses, de nombreux lieux et destinations, de superbes photographies et qui nous emmènent dans un voyage éditorial riche de paysages urbains, d’anciennes civilisations, du luxe d’aujourd’hui et des merveilles à découvrir, le tout vu à travers les yeux avisés et artistiques des plus grands talents créatifs d’aujourd’hui« . « Les livres Assouline inspirent nos rêves et nos désirs d’évasion« , lit-on encore. Tout un programme.

 

Cette fois, il n’y a aucune honte à assumer : « Le marché du livre illustré est devenu une partie intégrante du monde du luxe, du design et de la mode. Un beau-livre devient également un objet de décoration et d’inspiration« , est-il écrit sur le site.

Combien liront vraiment ces livres déco ? Ne sont-ils pas finalement aussi utiles (et je dis ceci sans jugement aucun) que les fausses boîtes Chanel ? Fait amusant d’ailleurs, ils ont été déclinés… en boîtes, eux aussi. Et sur certaines photos Instagram, les vrais sont souvent encore sous leur blister plastique. Laissant donc peu de doute quant à la lecture qui en a été faite.

 

 

Autre exemple : le fameux livre sur pieds de David Hockney par les éditions Taschen. Difficile à décrire, mais il s’agit grosso modo d’un présentoir surplombé par un énorme bouquin, qui fait office de petit musée personnel.

On aura beau adorer le peintre, sachez qu’il faut tout de même débourser… 4500 € pour se l’offrir.

Il existerait donc deux poids deux mesures. D’un côté les beaux livres qu’on ne lit pas ou faux livres (faussement) anciens qu’il serait acceptable d’avoir dans sa bibliothèque comme un objet insolite de collection. Et de l’autre, les faux-livres achetés à bas prix, que l’on voit un peu partout et dont on méprise volontiers les acquéreurs.

Tout n’est-il pas qu’une question de culture légitime ?

Comment résister ici à la tentation de citer Pierre Bourdieu ? Dans La Distinction, le sociologue écrit sur le concept de « culture légitime« . Il s’agit de ce qui apparaît « acceptable », ce qui est valorisé par les individus d’une même société.

Ces goûts ne sont pas innés et naturels. Ils sont façonnés tout au long de notre éducation. Ils dépendent de plusieurs facteurs comme de notre classe sociale d’origine ou du nombre d’années d’études que nous faisons.

Surtout, ils sont hiérarchisés. On nous apprend globalement que lire des classiques est plus glorieux que lire des livres young adult. Qu’il fait bon d’aimer le cinéma d’auteur, plutôt que les block busters à succès et la télé-réalité grand public.

Ceux dont les goûts collent à la culture légitime disposent d’un prestige social élevé. En se différenciant des « masses », ils forment une élite intellectuelle, une classe supérieure.

Comme le remarquait Bernard Lahire dans Portraits sociologiques: Dispositions et variations individuelles, le fait que des personnes puissent ne pas entrer dans ces cases est perçu, dès notre plus jeune âge, comme un manque de goût ou pire, de connaissance. En découle logiquement un certain mépris de classe envers elles – si le sujet vous passionne, il revient également sur les enjeux de domination qui se cachent derrière les différentes formes d’art et leur appréciation dans Ceci n’est pas qu’un tableau.

En résumé, vous avez le droit d’exposer vos bouquins. Ils sont là pour être lus… ou pas. Je continuerais à vouloir voir les miens dans mon salon, même ceux que je n’ai pas encore ouverts. Et vous pouvez commander de faux livres déco de Tom Ford si le vrai est trop coûteux, ou qu’il ne vous tente simplement pas plus que ça. Sachez par ailleurs que l’on trouve de jolis faux livres de seconde main, sur Vinted notamment. Voici un lien. Vous pourrez aussi trouver des pépites gratuites dans les boîtes à livres si vous avez l’œil !